Certains déserts sont encore plus désertiques que d’autres. Circuler de Walvis Bay à Sandwich Harbour entre mer et sable, ou autour de Sossusvlei au pied des dunes rouges dans le parc national Namib – Naukluft est une très belle expérience. Ce désert qui donne son nom à la Namibie serait un des plus anciens de la planète.
De là, en remontant un peu vers le nord et en nous enfonçant dans les terres, au-delà du sommet granitique et arrondi du Brandberg, nous arrivons dans un environnement, certes aride, mais apparemment moins vide que le Namib. Quelques arbres et des buissons épars sur le sol habillent un paysage plus qu’il n’y parait. Pourtant, localement, la faune que l’on peut y rencontrer est qualifiée « du désert ». En arrivant à Camp Kipwe, encore un peu au nord du massif de Brandberg et non loin de célèbres stations de pétroglyphes, nous ne sommes plus qu’à une heure de piste des plus proches « éléphants du désert ». Alors nous allons à leur rencontre.
A la rencontre des éléphants du désert
La piste traverse le lit sablonneux et couvert de buissons d’une première rivière asséchée et longe régulièrement de petites falaises décorées de longues trainées verticales blanches. Nous ne voyons personne mais il peut s’agir, soit de colonies et de nids de rapaces, soit d’abris de damans, ces petits mammifères rondelets, à allure de lapins aux oreilles courtes et, curieusement, lointains cousins des éléphants. Nous sommes en début d’après-midi et il fait encore chaud. Ils ont tous dû se mettre à l’ombre.
Le chauffeur quitte la piste principale et s’enfonce dans une petite gorge qui doit déboucher sur le lit de la rivière Huab, notre but. Le paysage se rapproche. Un bel oryx mâle, dérangé, part sur la pente caillouteuse en face de nous, non sans se retourner plusieurs fois pour bien regarder qui est venu ainsi le troubler pendant sa sieste méridienne à l’ombre d’un petit acacia.
Encore deux virages et nous débouchons dans le lit principal. Si les berges sont effectivement un peu pentues et parfois rocheuses, le fond de la rivière, sablonneux, de circulation aisée, est assez bien boisé d’arbres et de buissons. Les éléphants arrivent tranquillement de l’amont presqu’en même temps que nous. Nous n’avons pas eu le temps de les chercher, ils sont là. Ils apparaissent mouillés. Ils viennent du point d’eau localisé un peu plus haut dans la rivière. La nappe phréatique, qui explique la végétation, n’est pas si loin sous le sable. Le guide nous explique que pour éviter les conflits avec les humains, ceux-ci leurs ont aménagé des points d’eau permanents. Cela évite que les éléphants aillent s’abreuver aux mêmes « robinets » que les humains et cela diminue d’autant les sources de conflits. Comme par ailleurs les villages locaux ne pratiquent que de l’élevage de petits ruminants, moutons et chèvres, et pas de culture, ni champs, ni potagers, les risques de confrontations en sont d’autant réduits.
Les pistes des environs affichent régulièrement des panneaux « attention éléphants » mais c’est surtout lors de circulation nocturne qu’il faut être attentif. Dans la journée, quand même, ils devraient se voir dans des paysages franchement ouverts et plutôt bien dégagés. La quantité de crottins croisée par endroit, comme ceux vus en allant vers Palmwag le lendemain, laisse supposer que les éléphants empruntent aussi ces pistes. Là, c’est nous qui sommes sur leur route dans le lit asséché de la rivière Huab.
Les Sept de la rivière Huab
Dans ce petit groupe ils sont sept : deux femelles adultes suitées, un jeune mâle encore adolescent et deux juvéniles. Le véhicule est arrêté, le moteur coupé, et les animaux viennent vers nous. Il y a eu du vent récemment et les acacias de la rivière ont perdu de nombreuses gousses. Ces gousses, riches en protéines, ne sont pas perdues pour tout le monde. Les éléphants les ramassent une à une avec une belle dextérité. Localement cet arbre est appelé « ana tree ». Il s’agit de l’espèce Faidherbia albida, anciennement Acacia albida, également connue du Sahel de l’autre côté de l’équateur où ses noms vernaculaires sont lors « balanzan », « kadd » et « gao ». Regarder les trompes des animaux rechercher et « cueillir » sur le sol les gousses un peu recroquevillées sur elles-mêmes est assez fascinant surtout quand cela se passe à deux mètres du véhicule. Les animaux ne sont pas juste indifférents à notre présence, ils ne semblent surtout en éprouver aucune gêne, aucune crainte. Leur sérénité est étonnante. Nous n’avons jamais vu d’éléphants dans d’aussi bonnes conditions. Le chauffeur déplace la voiture plusieurs fois pour rester à leur contact car ils marchent en se nourrissant ou plutôt se nourrissent tout en marchant d’un bon pas vers l’aval.
Quand nous voyons les deux femelles s’arrêter pour accorder une tétée à leur petit respectif juste devant le véhicule, nous pensons que nous avons beaucoup de chance. On ne peut pas imaginer que des animaux inquiets s’abandonnent ainsi. Le sevrage peut ne pas intervenir avant 4 ou 5 ans chez les éléphants. Un des deux petits doit approcher de cet âge, deux petites pointes blanches dépassent déjà de sa bouche, de chaque côté de la trompe. Comme tous les éléphanteaux, il la rabat sur sa tête pour téter mais il doit plutôt baisser la bouche que la lever pour atteindre la mamelle pectorale gauche de sa mère. Un peu plus loin, le second, plus jeune, avec le même mouvement de trompe repliée sur le front, doit lever la tête pour arriver au même résultat. Pendant ce temps, le jeune mâle s’est approché de la voiture et s’appuie un moment contre l’arrière. Plus personne de bouge, plus personne ne parle.
A cette distance nous regardons les animaux aussi bien que nous le pouvons. Ils sont tellement extraordinaires et cela se voit ! Les yeux bordés de longs cils, la trompe avec toute sa souplesse, sa virtuosité, sa douceur et certainement aussi sa force, cette peau incroyable mais dont on ne peut douter de la sensibilité, ces oreilles derrière lesquelles on voit très bien les vaisseaux sanguins qui leur permettent d’évacuer un trop plein de chaleur, ces deux mamelles pectorales tellement proches de celles des grands primates.
Regard et ronronnement
Nous cherchons à échanger un regard avec eux mais cela ne semble pas se faire. Leur regard semble intériorisé, comme s’ils réfléchissaient, pensaient à autre chose. Comment imaginer leur représentation du monde, olfactive et probablement sonore aussi ? Nous ne sommes que visuels et semblons un peu perdus ou déçus sans un clin d’œil ou un regard de connivence. Cela ne doit pourtant rien signifier pour eux. C’est alors que nous réalisons que ces éléphants « ronronnent ». Difficile de trouver un autre mot pour décrire ce son grave, puissant que nous entendons et que nous ressentons. Il est connu chez cette espèce et c’est le terme utilisé pour le décrire. Nous le réentendrons d’ailleurs les jours suivants en regardant des familles d’éléphants venir boire aux points d’eau du grand parc national d’Etosha, encore un peu plus au nord. Cet après-midi, les sept animaux qui déambulent dans le lit desséché de la rivière Huab partagent avec nous l’expression sonore d’un certain bien-être. C’est forcément contagieux.
Notre excursion totale dure de 14h30 à 17h45, soit environ une bonne heure, de 15h30 à 16h40, dans le lit de la rivière. Nous sommes seuls avec les sept éléphants, il n’y a pas d’autre véhicule et même si ce temps partagé est bien court il existe réellement. Le chauffeur nous explique qu’un groupe d’une trentaine se trouve plus en aval et que la population locale compte quelques centaines d’individus, 400 à 500 si je comprends bien.
Ces animaux sont libres de leurs mouvements et ne sont pas dans un espace clos. En Afrique australe ce n’est pas si fréquent. Par exemple, le parc national d’Etosha, déjà cité, est clos et ce n’est pas le seul. Ici le désert est ouvert. Les densités animales sont faibles et les activités humaines sont réparties sur de vastes surfaces. Ces éléphants en profitent et les communautés villageoises locales également. L’argent récolté à l’occasion de la visite de la rivière et des éléphants est partagé entre les divers acteurs dont les villages qui cohabitent avec ces grands voisins.
Sur le chemin du retour, nous croisons des gangas, des calaos, quelques springboks qui paissent dans les grandes étendues sèches traversées. Tout semble calme et serein entre la rivière Huab et Camp Kipwe. Nul ne sait combien de temps cette situation peut encore durer mais elle n’est certainement pas immuable. Le risque serait que le désert devienne vraiment désertique, ce qui est déjà arrivé.
auteur : François Moutou, vétérinaire, épidémiologiste et membre de la Société Française pour l’Etude et la Protection des Mammifère (SFEPM)